LA DEMEURE SÉNÉGALAISE : DE LA FONDATION À LA PEINTURE (QUI ATTEND)

LA DEMEURE SÉNÉGALAISE : DE LA FONDATION À LA PEINTURE (QUI ATTEND)

Chronique d’un chantier présidentiel en péril

Dans la grande cité des nations africaines, une maison nommée Sénégal se construit depuis 1960. Comme tout bon entrepreneur, chaque président a eu sa phase de construction. Mais quand les nouveaux maîtres d’œuvre s’attaquent aux murs plutôt qu’à la peinture finale, c’est toute l’architecture qui menace de s’effondrer.

SENGHOR : L’ARCHITECTE AUX FONDATIONS SOLIDES

Léopold Sédar Senghor, notre poète-bâtisseur, n’a pas simplement posé des parpaings. Il a créé un ciment social unique en Afrique. À l’heure où les pays voisins s’enflammaient dans des guerres ethniques, notre chrétien en terre musulmane inventait le “vivre-ensemble” avant l’heure.

Un exemple parmi tant d’autres : en 1962, quand la tentative de coup d’État de Mamadou Dia menaçait de faire basculer le pays dans le chaos, Senghor choisit la voie constitutionnelle plutôt que la répression sanglante. Les institutions naissantes en sortirent renforcées.

Dans les bureaux ministériels de l’époque, une légende raconte qu’un ministre ayant commis une faute de français dans une note officielle fut remercié le lendemain. Aujourd’hui, les tweets présidentiels feraient pâlir l’Académie française et personne ne bronche. Ces fondations grammaticales se sont visiblement érodées.

Et cerise sur le béton : en 1980, après vingt ans de pouvoir, l’homme cède sa place. Sans révolution, sans coup d’État, sans modification constitutionnelle. Un miracle africain que même les démocraties occidentales ont salué. Le Sénégal venait de couler ses fondations démocratiques.

DIOUF : LE MAÇON DISCIPLINÉ

Abdou Diouf arrive alors avec sa truelle et son fil à plomb. L’homme poursuit l’œuvre avec méthode. Le Code de l’urbanisme n’est pas une vague suggestion mais une bible. Les zones inondables sont respectées, les plans d’occupation des sols également. Les inondations à Dakar ? Aussi rares qu’un pingouin au Sahara.

Malgré la terrible dévaluation du franc CFA en 1994, qui divise par deux le pouvoir d’achat des Sénégalais, l’homme tient bon. La maison tremble mais ne s’effondre pas. Les institutions restent debout.

Dans les quartiers populaires, les portes restent ouvertes. Le “ndogou” (repas de rupture du jeûne) se partage entre voisins sans distinction. Au marché Sandaga, on ne compte pas les “riches” sur les doigts d’une main : Ndiouga Kébé et Djily Mbaye font figure d’exceptions. Le reste du Sénégal partage une pauvreté digne. Les murs sociaux sont solides, même s’ils sont modestes.

WADE : L’ENTREPRENEUR FLAMBOYANT

Et puis arriva le bulldozer Wade. Finie la sage maçonnerie ! Place aux grues, aux pelleteuses et aux chantiers pharaoniques. Le Monument de la Renaissance Africaine surgit du sol, plus haut qu’utile, à 27 milliards de FCFA. Les autoroutes à péage déchirent Dakar. Les femmes entrent au gouvernement grâce à la loi sur la parité.

C’est l’époque où les chantiers se multiplient, notamment sous l’impulsion d’un certain Macky Sall, alors Premier ministre. L’économie s’emballe, les investisseurs affluent. Le Sénégal devient un mini-Dubaï aux ambitions démesurées.

Mais qui dit chantier dit aussi poussière. Et la poussière sociale commence à s’accumuler. Des nouveaux riches émergent tandis que d’autres s’enfoncent dans la pauvreté. Les “Ndiouga Kébé” se multiplient, créant un fossé entre “gorgorlou” (débrouillards pauvres) et “borom khar yi” (les nantis). Les jeunes filles commencent à troquer leur khessal (dépigmentation) contre des sacs Vuitton. Les valeurs se fragilisent sous le poids des billets.

Les zones non-constructibles deviennent soudain constructibles moyennant quelques enveloppes bien placées. Et quand la pluie arrive, l’eau aussi. Les premières grandes inondations de Dakar coïncident étrangement avec cette libéralisation sauvage de l’urbanisme.

MACKY SALL : LE DÉCORATEUR INTÉRIEUR

Change la main, pas le marteau. Macky Sall prend le relais en 2012 avec un plan d’émergence sous le bras. Le TER (Train Express Régional) relie Dakar à Diamniadio à coups de milliards. Le BRT (Bus Rapid Transit) serpente dans la capitale. Les stades poussent comme des champignons. Le CICAD (Centre International de Conférences Abdou Diouf) accueille les sommets internationaux.

La maison sénégalaise prend forme, avec salon cossu et chambres d’apparat. Les femmes ministres se multiplient. La “Stratégie Nationale d’Équité et d’Égalité de Genre” n’est plus un slogan mais une réalité institutionnelle. À l’international, le Sénégal brille de mille feux.

Mais dans la cave, les canalisations fuient. La justice prend des allures de bras armé du pouvoir. Karim Wade et Khalifa Sall, deux opposants de poids, en font les frais. Coïncidence troublante : les deux hommes sont écartés juste avant l’élection présidentielle de 2019 pour des condamnations aussi opportunes politiquement que juridiquement discutables.

Le mobilier est beau, mais les murs commencent à se lézarder. La dette publique grimpe à 67% du PIB en 2021. Les jeunes s’entassent dans les pirogues vers l’Europe faute d’emplois. Pourtant, la maison semble prête à recevoir sa touche finale : la peinture que représenteraient les revenus du pétrole et du gaz découverts au large des côtes sénégalaises.

FAYE-SONKO : LES DÉMOLISSEURS

C’est alors qu’entrent en scène nos nouveaux maîtres d’œuvre, Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko. Au lieu de saisir les pinceaux pour la touche finale, ils brandissent le marteau-piqueur. “Cette maison est mal construite !”, clament-ils. “Il faut tout reprendre à zéro !”

Premier coup de pioche : le démantèlement du Conseil Constitutionnel accusé de tous les maux. Pourtant, c’est cette même institution qui a validé leur élection trois mois plus tôt. Deuxième coup : l’emprisonnement d’anciens dignitaires sans jugement, au nom d’une justice sélective qui ressemble étrangement à celle qu’ils dénonçaient hier.

Les investisseurs, inquiets, font leurs valises. Total et Kosmos Energy s’interrogent sur l’avenir de leurs projets pétroliers et gaziers face aux velléités de “renégociation” des contrats. La Chine, grand bailleur des infrastructures modernes, observe avec circonspection cette nouvelle équipe qui promet de “revoir tous les accords”.

Les nouveaux bâtisseurs ont-ils seulement consulté les plans ? Ont-ils compris la complexité de l’édifice ? Les relations diplomatiques s’effritent quand le Premier ministre Sonko fustige la France un jour, célèbre la Chine le lendemain, avant de courtiser les États-Unis la semaine suivante. La géopolitique semble se résumer à un jeu de bonneteau où l’on change d’ami selon l’humeur du jour.

Pendant ce temps, les médias critiques découvrent les joies de la censure “patriotique”. Les manifestations d’opposition rencontrent désormais les mêmes barrières policières que celles que Sonko dénonçait quand il était dans la rue. Comme disent les Wolofs : “Boul diap sa ndey, ba pare nga wakh democracy” (Ne bâillonne pas ta mère avant de parler de démocratie).

ET MAINTENANT ?

La maison sénégalaise attend toujours sa couche de peinture. Les pots sont là, prêts à être ouverts : le pétrole devait couler dès 2023, le gaz suivre en 2024. Mais les démolisseurs sont trop occupés à chercher les fissures des fondations pour s’atteler à la finition.

Le paradoxe est là : Macky Sall, malgré ses défauts, avait presque terminé la construction. L’équilibre économique pointait à l’horizon, les infrastructures modernes étaient en place. Il ne manquait que la touche finale pour que les Sénégalais puissent enfin profiter pleinement de leur demeure nationale.

Au lieu de cela, nos nouveaux propriétaires préfèrent casser les murs pour vérifier s’ils sont bien droits. Et dans ce grand fracas de démolition, l’espoir d’une maison enfin achevée s’éloigne. Comme le dit si bien le proverbe wolof : “Lou bari ay nasa, dou jeex” (Ce qui commence par trop de promesses ne finit jamais).

La seule question qui demeure est de savoir si les Sénégalais, locataires patients de cette maison éternellement en chantier, continueront de supporter la poussière et le bruit des marteaux-piqueurs. Ou s’ils réclameront enfin des pinceaux plutôt que des masses de démolition.

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